« Le monde des ambiguïtés cumulatives »
Henry KISSINGER, The Atlantic, Juin 2018
C’est par l’évocation de cette jolie formule qui rend hommage à l’esprit d’analyse de celui qui, disparu il y a un mois, était le plus célèbre diplomate de notre temps, que cette fin d’année sur les marchés boursiers nous rappelle combien notre époque nous soumet aux plus déstabilisantes réalités…
A l’heure où la COP 28 nous renvoie au plus grand des défis auquel l’humanité n’ait jamais été confrontée, celui du changement climatique provoqué par les excès de notre ère anthropocène, s’entrechoquent l’espoir né d’un développement responsable des technologies de l’intelligence artificielle, et la désespérance liée aux conflits qui ressurgissent devant l’incapacité d’accepter l’existence de l’autre, malgré la multiplicité des défis communs à surmonter.
Devant tant d’incertitudes, l’accroissement de l’endet-tement est devenu pour tous les états, quels que soient leurs modes de fonctionnement, démocratique ou autoritaire, le dernier moyen de financer, qui la transition climatique, qui la paix sociale, et même qui, malheureusement aussi l’effort de guerre et les reconstructions qui s’en suivront, comme si nous étions confrontés aux mêmes schémas qu’au XXème siècle.
De fait, l’endettement public mondial qui semblait avoir atteint un pic en 2021, résultant des conséquences de la lutte contre la pandémie, est reparti de plus belle en 2023, cette fois-ci pour contrer les effets d’un retour de l’inflation dans les pays développés, celle-ci se nourrissant des contingentements liés au conflit d’un autre temps en Ukraine, ainsi que des excès de la création monétaire par le recours massif aux taux d’intérêt négatifs.
Dans le même temps, en Chine, paralysée par les risques que fait peser l’inquiétante crise immobilière, la dette tant publique que privée a dépassé celle des Etats-Unis en pourcentage du PIB, alors que le renminbi, nom officiel du yuan, ne dispose pas des avantages que le dollar, la monnaie qui continue de dominer les échanges mondiaux, procure à la première économie mondiale pour se financer à bon compte.
Ce n’est donc pas un hasard si, de cette situation, est née la volonté d’un certain nombre de pays de s’associer au sein de ce que l’on appelle les BRICS, en dépit de leur surprenante diversité, dans l’espoir de s’émanciper du poids du dollar dans les échanges, ainsi que de rendre inoffensives les mesures financières liées à l’utilisation de cette monnaie par les principales institutions bancaires mondiales.
Il s’agit donc de regagner l’indispensable souveraineté monétaire que les européens ont su conquérir en imposant l’euro, monnaie dans laquelle, hors les excès de certains pays, dont malheureusement la France, l’endettement est possible indépendamment des oukases de l’Oncle Sam.
Le conflit opposant l’Inde à la Russie, qui exige de payer cette dernière en roupies plutôt qu’en roubles pour le règlement du gaz et du pétrole transitant par le sous-continent pour permettre à Rosneft et Gazprom de contourner les sanctions, illustre la difficulté du sujet, même si la Chine s’entremet pour interposer un renminbi aujourd’hui fragilisé par le regain d’autoritarisme du régime, poussant Xi Jinping à renouer avec Joe Biden lors de son voyage en Californie.
L’unification monétaire, processus complexe, révèle aussi les défaillances d’un pays, comparativement aux autres, quand s’accroissent les écarts de productivité au sein d’un ensemble disposant de la même monnaie. C’est ainsi que l’on constate notamment que depuis 2011, le PIB de l’Allemagne par habitant s’est accru de 20% par rapport à la France. Hors euro et sur la même période, cet écart est de 50% avec celui des Etats-Unis, et même de 80% avec la Suisse, notre voisin direct ! Ce retard rend la voix de notre pays de plus en plus inaudible au sein de l’Europe, malgré notre siège au Conseil de sécurité de l’ONU, lui-même d’ailleurs de plus en plus contesté.
D’une manière générale, cette dégradation est aussi le résultat des écarts de productivité qui ne jouent pas en faveur de l’Union Européenne. Ils se sont notamment creusés de 130% par rapport aux Etats-Unis en un quart de siècle, performance qui masque cependant mal la fragilité du système politique fédéral de la première puissance mondiale.
Sur un plan purement financier enfin, d’aucuns sont surpris par la très bonne tenue des marchés depuis le dernier trimestre malgré l’aggravation des risques géopolitiques, mais cela, nouvelle ambiguïté, est inhérent au fait que plus s’accroît la dette, qui nourrit aussi fort heureusement le pouvoir d’achat de nombre d’acteurs économiques, plus les anticipations de baisse de taux ont un impact fort sur les actifs qu’elle permet de détenir, ainsi que sur les investissements.
Il en résulte une hausse des marchés financiers d’autant plus impressionnante que l’impact est plus large sur le montant des dettes en question, qu’elles soient privées ou publiques ; cela sans compter que la baisse des rendements monétaires et obligataires permettra aux agents économiques de recommencer à s’endetter dans de bonnes conditions et favorisera le retour à la croissance et aux gains de productivité liés à l’utilisation progressive de l’intelligence artificielle malgré l’accroissement des déséquilibres sociaux et donc politiques qui pourraient en découler.
C’est donc sur une note d’optimisme pour les performances boursières que nous nous apprêtons à clôturer cette année compliquée, et que toute notre équipe vous délivre ses vœux, mais sans ambiguïté aucune !
Achevé de rédiger le 24 décembre 2023
Le Président du Directoire
O. Wargny
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